C'est l'attelle des amours la distance. Le tableau est le lien que l'on doit reculer et approcher, tendre et entrer et dont on doit toujours s'éloigner. Je me rapproche de ma mère. Elle et moi nous sommes des concrétions atypiques. On regarde et commente ces choses bizarres en argile cimenté à la chaux qui émergent du lac comme d'une grotte à l'air libre. Les tufa racontent une rencontre. C'est comme les aimés, on les rencontre toujours, constamment, on se rencontre sans cesse. Il ne faut juste pas se lever un jour en ne sachant pas qui est là, à côté de nous, qui nous réveille, qui nous parle ou nous répond. La folie, c'est ce rythme qu'on n'arrive plus à suivre, les changements autour, autant de gares ratées, la fatigue de passer à l'autre, la fatigue d'accepter que rien ne tient, que rien ne tient vraiment. Le délire de savoir que l'autre a sa route et moi la mienne et les intersections infinies à créer pour se garder ensemble, pour se suivre. Mais là, avec ma mère, nous regardons ensemble les tufa du lac Mono.
On ne sait rien. Nous sommes là par hasard, à cause des Hollandais de la piscine de Barstow. On ne connaît rien des noms, rien de là, rien de ce qui nous entoure. Tufa? Caldeira? On ne sait pas que nous sommes si haut, plus haut que le barrage plus haut que le chalet. Nous sommes nus et ignorants et ensembles. Je ne fume pas. Les tufa sont nous, notre rencontre de mes eaux chaudes sous pressions, ces eaux qui m'ont fait frapper au poings des vitres, ado, chez mes parents, des cicatrices qui restent de mes accès de colères. Mes accès. Mes passages. Le passage permanent de la tension et de la colère et de la violence en moi et les eaux d'anhydride carbonique, plus froide de ma mère dans ses silences et ses lenteurs. Ce serait tellement bien que tout soit si simple. Mais nous sommes nos propres tufa. Ma froideur de sociopathe, sa chaleur à elle qui refuse dans les plis de ses yeux durs la réalité de la vie là. Je me vois frapper. Je me vois voir la vitre. Je sais où c'était. Dans quelles pièces. Mais je ne me rappelle plus pourquoi. Je ne sais même plus vraiment à quel âge. Une fille? Des trucs plus profonds? Je n'en ai pas la moindre idée...
C'est beau de voir sans savoir. C'est beau d'être nu. J'aimerais ma femme et le petit, là. Et sans rien dire. Là, avec la montagne qu'on voit pas et qu'on ne sait même pas, l'altitude et les larves de mouches et le sel qu'on devine un peu dans l'air. J'aimerais mon frère. J'aimerais les miens, mais sans bruit, sans son, sans mot, presque sans geste. J'aimerais un instantané vivant et éternel sans mouvement, sans musique, sans rien. J'aimerais Dimitri, Aymon et Samir. J'aimerais le Capitaine Thon. J'aimerais mes vieux amours. J'aimerais beaucoup de visages, mais qu'on ne soit pas trop proche, pas collé, qu'on vaque, à distance, entre la fange et le dur et toujours en silence, Jo et Pepi et tous les morts. Je garderais mon père un peu pour fumer et je lui fouterais la paix. Qu'est-ce qu'on aurait à se dire nom de dieu! Et à quoi ça servirait ces mots? On devrait trancher la langue des bébés. On devrait vivre par les yeux et l'odeur. Les eaux froides et les eaux chaudes réagissent et cimentent les particules à toutes nos embouchures et dans le temps, par lui, on se construit des conduits, nos regards, un détail dans le geste, nos évidences et le béton qu'on traçe autour pour se lever le matin et vivre le reste et les autres. Mais l'amour et l'amitié qui s'en érigent, dominent les mers du monde.
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